LE JE SUIS UN ARBRE
Les Métamorphoses de Julie Polidoro
Un homme se tient attablé, immobile, devant son diner, les mains sagement posées de part et d’autre de son assiette. Du col de sa chemise émerge une plante exotique aux larges feuilles bleues, rouges et or. Le temps paraît suspendu, et l’on ne sait si la transformation s’est opérée il y a quelques secondes, ou bien il y a plusieurs décennies.
Les derniers tableaux de Julie Polidoro dépeignent, dans des coloris crépusculaires, un monde inquiétant où la nature a repris ses droits. La sève innerve à présent le corps des hommes et des femmes qui le peuplent. Seules les bêtes sauvages – guépards, chouettes, serpents, lézards –, attirées par le refuge que représentent ces étranges forêts anthropomorphes, animent un tant soit peu ces intérieurs désertés. Un corps, toutefois, semble avoir résisté plus que les autres. Un grand nu féminin nous tourne le dos, présentant un postérieur fleuri de bleu et de jaune. Cette belle plante – c’est ainsi qu’on qualifiait autrefois une beauté dite « plantureuse » – est coiffée d’une sorte d’acanthe couronnée de fleurs et d’oiseaux multicolores. Ses membres, en revanche, se prolongent en racines vivaces qui évoquent la chevelure de la Gorgone. À ses pieds rampe le venimeux serpent corail. Cette femme est tout à la fois la Vénus et la Flore botticelliennes, la Daphné figée en laurier, l’Eurydice mordue à la cheville. Mais aussi l’Ève du paradis perdu.
S’ils fleurissent dans la fantasmagorie, les mythes n’en exhalent pas moins toujours, on le sait, un parfum de vérité. Le paradis, nous avons bien fini par le souiller car, en nous comportant en monarques omnipotents, nous estimons en avoir de plein droit l’entière jouissance. Nous épuisons peu à peu les autres règnes, à commencer par le végétal. Pourtant, nous dit l’artiste, il n’y a pas grande différence entre un arbre et moi. Nous nous tenons debout pareillement, respirons le même air, sommes également vivants. Alors, en raison de cet effet miroir, la métamorphose peut advenir. Le temps s’étire, et l’on peut désormais croître doucement à l’ombre des siècles, et jamais la beauté ne fane ni ne flétrit. Ce monde peint par Julie Polidoro ne nous apparaît dès lors plus si inquiétant, il en émane même l’harmonie d’un gigantesque organisme qui s’autorégule, et ce fut là le postulat de James Lovelock dans son Hypothèse Gaïa, à savoir qu’un écosystème comme la planète Terre parvenait à surmonter de lui-même les difficultés. Nous autres humains appartenons pleinement à cet écosystème. Devenir un arbre, c’est la métaphore d’une prise de conscience, d’une évolution spirituelle, personnelle, naturelle vers quelque chose de meilleur. Hêtre, ou ne pas être, pour retrouver, en quelque sorte, une manière d’éden intérieur.
Richard Leydier