LES DIAGRAMMES DE JULIE POLIDORO
La peinture de Julie Polidoro apparait dans toutes ses phases et selon ses divers motifs comme un diagramme, c’est-à-dire comme la mise en clarté des forces en jeu dans une œuvre d’art.
Le diagramme privilégie le dessin, car celui-ci peut s’étaler en surface et sans confusion, mais la couleur ne le décourage pas.
Il règne dans les ouvres de Julie Polidoro une couleur dense et sans équivoque qu’elle travaille par à-plats et selon des contrastes tempérés. Sa peinture est de ce fait aussi mentale que sensorielle. C’est ce qu’elle appelle « l’élasticité entre le visible et le non-visible » en une définition éminemment diagrammatique.
Etant donné que toute la peinture des modernes (mais cela commence où et quand ?) s’est attelée à ce problème : rendre visible l’irreprésentable, composer le chaos, témoigner de la formation de lignes de force…Vermeer est un diagramme, et Cézanne, et Mondrian tout autant que Bacon ! Sans parler de Duchamp, qui utilise le terme.
Polidoro se préoccupe principalement des lieux et des corps, ou plutôt de territorialités corporelles. Un territoire, c’est un corps devenu lieu, le plan de ce corps.
Le plan, dans la peinture des modernes, est tout sauf euclidien.
Euclide pratiquait le choix d’une seule axiomatique, comme si toutes les multiplicités pouvaient être orientées sur un seul plan.
Mais l’axiomatique d’un seul plan ne suffit pas à définir les surfaces de Klee ou de Bonnard et nous savons que la topologie (ou courbure aberrante par torsions) ouvre l’œil et l’esprit à d’autres topoi. Julie Polidoro travaille au sein de telles stratifications multiples et fluides. A peine a-t-elle défini un lieu que celui-ci est traversé, filigrané, télescopé, scarifié par une série d’autres. Ses diagrammes sont hétérogènes bien qu’ils veuillent tout unifier-arpenter.
Les cartes du ciel de Polidoro sont à la fois celles des constellations des corps et de leurs organes et celles de leurs débordements et failles. Il en va de même des corps : ils se voudraient organiques, organisations globales et aussitôt ils se déplient, se métamorphosent en accordéons, c’est-à-dire en surfaces pliables et dépliables non-euclidiennes, très proches du propos de la facette du cubisme.
Les animaux savent cela et le vivent par des signes élémentaires de marquage. Il y a beaucoup d’animalité dans la peinture de Julie, et pas seulement par ses images d’animaux. Le territoire, en éthologie ou en art n’as pas exactement de centre et ne se pense pas à partir d’un centre. « Cela se traduit par un manque de centre » dit-elle.
En effet, sa peinture vise les bords, les franges, les extensions, les frontières, tout y est étalement : aliments dans un frigo, humains dans une salle d’attente, bras étendu. On retrouve ici quelque chose des cartographies d’aborigènes d’Australie, ou des plans d’autoroutes, ou des schèmes algorithmiques d’ordinateurs. Une primitivité qui s’invente et qui se machine, sans la tentation postmoderne de citer les anciens. Quand on est cartographe en peinture, on a guère besoin de citations.
Il n’y a chez Polidoro aucune intention écologique!
Ses frigos ne disent pas ce qu’il convient de manger.
Ses figures ne prétendent pas nous dicter une ligne.
Ses animaux ne sont pas à protéger. Il s’agit pour elle de tenter de « mettre en relation des mondes qui dans le langage sont séparés ». Il est vrai que dans le réel tout est déjà lié. Faire de l’art, en appeler à une mise en représentation des choses, équivaut ipso facto à fendre ce réel en y introduisant les disjonctions du signe. Dès lors, vouloir tout connecter, se refuser à la séparation est une opération strictement impossible.
Ou alors : vive le monochrome, un grand bleu capable de couvrir la Méditerranée ! La grande phrase sans début ni fin étant le bruit du monde…Julie Polidoro, en conséquence, travaille sur une sorte d’encyclopédies et de panoramas de la réparation. Elle tente de raccommoder la vie et l’art par la peinture, de recoudre, de rentoiler, coller, montrer comme pour un film les débris du monde à considérer comme seul.
Et l’être humain là dedans ? C’est comme pour « l’âme », on verra plus tard. On a suffisamment souffert d’un art occidental supposant l’homme comme centre de l’univers et noyau de la perception pour passer aujourd’hui à autre chose, au risque d’y perdre les anciens statuts de l’œuvre d’art (sa courbure inclusive).
Peut-être Polidoro désire-t-elle peindre un plan du Monde qui se priverait d’ingénieurs de la communication ? N’y rien comprendre et se sentir éclairé…Vouloir une peinture, non pas d’une inquiétante étrangeté avec laquelle on ne quitte pas son égocentrisme mais d’une absolue étrangeté, le plan cartographique totalement autre de nos ères de jeu.
Que dire encore d’un corps, quand au lieu de donner sens au monde comme cet athlète apollinien de Leonardo da Vinci devenu le logotype de Man Power, il se présente aujourd’hui comme relais de relais ? La cartographie des réseaux a remplacé l’anatomie. L’univers lui-même s’est démultiplié en « plurivers ». Comment peindre au sein de tout cela ? La réponse me semble évidente : ce sera une nouvelle peinture réticulaire ou la vieille peinture de la misère, les réseaux ou les haillons. A sa manière, Julie Polidoro s’inscrit dans une constellation où brillent Christopher Wool, Albert Oehlen et Julie Mehretu. Dans cette optique, le corps du peintre et celui du tableau ne réalisent plus l’unité du monde, comme le souhaiterait encore la phénoménologie. Il n’y a ni organismes ni substances. Rien que des constellations.
Ce que Polidoro cartographie, ce sont les trames motrices d’une sorte de ritournelle rythmique qui nous étrange.
Sous des dehors calmes et lucides, j’oserais dire en conclusion, que voilà une peinture extrêmement dramatique.
Mais le paradoxe est l’essence même de l’art. Julie déclare : « Il y a des multiplicités liées entre elles selon le moment. ». C’est, en effet, une danse. Il n’y a pas d’autre moyen de réussir une relation habitable entre le Un et les multiplicités (entre l’art et la vie) que de danser par le regard. Et si cette peinture était le diagramme d’une chorégraphie ? Et cela dans l’instant, en demandant à l’œuvre d’art de rendre l’immanence extensible.
Pierre Sterckx